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Publié par le CERAS – 22 Mai 2019
Rêver collectivement le futur du travail comme partie intégrante de la transition écologique : depuis deux ans, un groupe international d’acteurs sociaux s’attelle à cette tâche. Le plaidoyer qui suit est inspiré du « Manifeste pour un travail décent et durable », qui regroupe leurs constats et recommandations collectives.
Pour identifier les germes du monde de demain dans celui d’aujourd’hui, un groupe international – réunissant une trentaine d’organisations non gouvernementales, de centres de réflexion, de syndicats et de mouvements ecclésiaux 1 – a cherché à repérer les éléments communs de vécus disparates, dans une démarche de « recherche-action » coordonnée par le Centre de recherche et d’action sociales (Ceras).
Les membres de ce groupe ont ainsi dégagé quelques premiers éléments de conclusion, qui feront l’objet d’un manifeste. Ils viennent du monde entier et leurs lieux d’engagements sont très divers. Aussi cette première ébauche d’un socle commun porte-t-elle principalement sur des principes à défendre.
Les réflexions sont inspirées en particulier par les « savoirs d’usage » des parties prenantes, leurs expériences de terrain, ainsi que par la doctrine sociale catholique et les travaux de l’Organisation internationale du travail (OIT). La doctrine sociale catholique (qui rassemble un corpus de textes écrits par les papes depuis la fin du XIXe siècle) est destinée à éclairer les actions des croyants et des non croyants. Elle place les relations au cœur de sa vision anthropologique. Il en découle deux questions : celle du temps, sans lequel nous ne pouvons être en relation avec les autres ; celle de l’interconnectivité, qui requiert des humains le respect de leur place dans le monde en vivant d’une manière durable et juste. La lettre encyclique publiée par le pape François en 2015, Laudato si’, a constitué une base pour la réflexion. Elle développe l’idée que la crise sociale et la crise environnementale résultent des mêmes causes (une culture du déchet, un paradigme technocratique, un anthropocentrisme déviant) et qu’elles doivent, par conséquent, être traitées dans un mouvement unifié. En consonance avec les travaux de l’OIT, nous pensons que « le travail n’est pas une marchandise 2 » et qu’il doit être protégé au nom de la dignité humaine.
En consonance avec les travaux de l’OIT, nous pensons que « le travail n’est pas une marchandise » et qu’il doit être protégé au nom de la dignité humaine.
Changer de paradigme
Ainsi, il apparaît que la question du travail dans la transition socio-écologique appelle à un changement de paradigme. Pour qu’une activité puisse être considérée comme un travail décent, on peut se référer à huit principes découlant de ceux de la doctrine sociale catholique, adaptés au monde du travail et à un contexte de transition socio-écologique : dignité humaine, justice sociale, souci du bien commun, qualité du travail, solidarité écologique, coopération, organisation vertueuse et soin des relations. Une telle approche implique une focalisation sur les travailleurs, de voir et d’écouter en particulier les personnes en précarité, les travailleurs exposés au risque, mais aussi les « travailleurs invisibles » (emploi informel, bénévole ou domestique…). Pour autant, l’ambition n’était pas de parler en leur nom, mais de prendre conscience combien le travail est un lieu privilégié pour entendre à la fois « la clameur de la terre et la clameur des pauvres » (Laudato si’, 49), c’est-à-dire pour se rendre sensible à la souffrance sociale autant qu’à la destruction environnementale.
La promotion de la dignité humaine au travail va au-delà de la question de la rémunération financière, mais aussi de celle de la promotion du « travail décent » : elle implique la défense des droits universels des travailleurs et la promotion d’un « travail digne », c’est-à-dire un travail qui honore et respecte la dignité humaine fondamentale inaltérable, mais aussi, d’une certaine manière, augmente ce que nous pouvons appeler la « dignité relative » (qui dépend des conditions de la vie). Pour résister aux tendances actuelles de fragmentation et de concurrence, la dignité humaine doit être au cœur des méthodes de gestion, de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et de l’organisation du travail à tous les niveaux. Évidemment, cela implique au minimum que les travailleurs ne soient pas considérés comme des ressources, des machines ou des marchandises, que le salaire et les conditions de travail soient décents. Mais cela implique aussi l’expression de leur créativité et de leur responsabilité. « L’un des critères de la santé au travail est […] l’empreinte laissée dans une organisation du travail affectée par l’initiative de ceux qui travaillent 3 ». Laisser sa trace, se sentir utile, être fier de son travail, agir de façon tout à la fois autonome et collective : voilà le vrai travail digne.
Le travail est collectif par essence
Il n’y a pas d’approche individualiste possible de la question du travail, qui est collectif par essence. Et son aspect coopératif devrait remplacer l’esprit de compétition sur le lieu de travail. « La qualité du travail et le travail de qualité sont […] le théâtre d’un conflit central d’évaluation des actes professionnels 4 », conflit sur les critères du « travail bien fait » qui doit être permis, promu, institutionnalisé.
Dans cet acte collaboratif, il importe de prendre la communauté humaine dans son ensemble, en accordant une attention particulière à tous les travailleurs, y compris ceux qui sont « invisibles » 5, ceux qui se cachent derrière le travail quantifié et financiarisé et, en particulier, les plus vulnérables (communautés indigènes, migrants, etc.). C’est ainsi que les mesures d’atténuation du dérèglement climatique et de la perte de biodiversité, qui demandent d’être mises en place de toute urgence, doivent se concentrer principalement sur la condition des personnes les plus vulnérables. Il pourrait s’agir, par exemple, de la formation et de l’accompagnement des petits agriculteurs pour qu’ils s’adaptent aux terres de moins en moins arables 6 et récupèrent certaines pratiques traditionnelles plus résilientes que les pratiques modernes 7.
Former et accompagner des petits agriculteurs pour qu’ils s’adaptent aux terres de moins en moins arables et récupèrent certaines pratiques traditionnelles plus résilientes que les pratiques modernes.
Si la justice sociale implique de partager équitablement les ressources, elle devrait aussi exiger une forme de simplicité. Il serait bon que l’énergie humaine mobilisée par l’appropriation des biens et des ressources se réoriente vers le développement des capacités de chacun 8. En effet, le fait que le travail soit le fruit d’une action collective implique une répartition équitable de la valeur tout au long de la chaîne de production, mais aussi la promotion de relations équitables entre les personnes. Cela passe par une conscience que toute valeur est créée collectivement 9.
Le bien commun, but du travail
Le bien commun, compris comme le bien de chacun et le bien de tous, tel devrait être le but du travail. Pour lutter contre les bullshit jobs 10 (« jobs à la con »), il faut penser des critères d’utilité pour nos emplois et réfléchir aux moyens de valoriser les activités à forte plus-value sociale ou environnementale. Viser l’accès au travail pour tous signifie-t-il que le plein-emploi est la priorité « quoi qu’il arrive », comme si avoir un emploi avait une valeur en soi ? Comment créer des emplois en fonction des besoins ? Comment valoriser les activités qui ne sont pas des emplois mais qui ont une forte valeur ajoutée sociale ou environnementale 11 ? Cela demande une refondation systémique, en insistant sur le fait que la vraie valeur du travail n’est pas seulement financière 12.
À cet égard, le groupe de recherche-action a souligné l’incapacité de la libre concurrence à servir de norme réglementaire de la vie économique et à permettre le plein-emploi. D’où la nécessité de la placer sous la loi du principe de la justice sociale. En cela, les institutions jouent un rôle clé dans l’identification des objectifs sociaux (règles en matière de temps de travail, réduction des inégalités) et environnementaux (lois sur la réduction des émissions de carbone, cycle de vie des produits, réduction des déchets…). De même, si l’idéal d’entreprises bénéfiques (plutôt que prédatrices) est réalisable, le bien commun doit, pour cela, être au cœur de leur mission et non une question posée a posteriori. Cela signifie que l’horizon de l’entreprise doit prendre en compte le long terme, et non seulement le profit immédiat. Il s’agit, par exemple, d’un ancrage territorial responsable 13 ou encore de remplir le devoir de vigilance à tous les stades de la chaîne de production (cf. la récente loi française). Ce devoir de vigilance suppose également que tous les maillons de la chaîne de valeur soient impliqués dans la prise de décision commerciale ou industrielle, y compris les parties prenantes qui ne sont pas des travailleurs : société civile, familles, communautés, etc.
Le groupe de recherche-action a souligné l’incapacité de la libre concurrence à servir de norme réglementaire de la vie économique et à permettre le plein-emploi.
Le travail comme soin
Le soin « du » bien commun passe par le soin « des » biens communs (eau, climat, biodiversité, internet, travail, etc.). Si nous sommes facilement conscients de l’attention requise par les biens communs régionaux, nous devons garder à l’esprit que nous ne sommes jamais déconnectés des biens communs mondiaux. Cela implique de repenser le lien entre le travail et la propriété, ainsi que la signification de la propriété en termes d’utilisation et d’abus des biens et des ressources. La doctrine sociale de l’Église fixe ici un horizon intéressant : la propriété privée est subordonnée à la destination universelle des biens 14. Cette même doctrine rappelle d’ailleurs que si la dignité est un attribut humain, nous devons garder à l’esprit que tous les êtres, humains ou non, ont une valeur intrinsèque. Leur non-respect serait contraire à la dignité humaine 15. C’est ainsi que la valeur sociale et environnementale du travail, évoquée plus haut, suppose la conscience que nous sommes responsables de la survie et du bien-être de chacun. La solidarité étendue à tous les êtres appelle à la conscience d’une communauté de destin.
L’insistance sur le soin des autres et de la planète dans le travail nécessite d’entrer en relation avec d’autres êtres (humains et non-humains) : cela n’est possible qu’en échappant au court-termisme et à l’intensification des rythmes de vie et de travail. C’est la seule façon d’accueillir la vulnérabilité sur le lieu de travail. Puisque c’est le dialogue qui permet le « travail bien fait » et que la vraie valeur du travail peut être définie comme sa potentialité de soin des autres et de la planète, la capacité relationnelle du travailleur devient absolument centrale. Ce que le philosophe Hartmut Rosa a conceptualisé sous le terme de « résonance » : un type de relation au monde où sujet et monde se touchent et se transforment mutuellement, comme solution au problème de « l’accélération » 16. Dès lors, la qualité des relations entre les employés, les clients et les ressources doit être valorisée et priorisée dans la stratégie de développement des organisations.
Forts de ces premiers traits conclusifs, les articles qui suivent, inspirés pour la plupart de cette démarche de recherche-action, incarnent des pistes concrètes pour changer le travail et le rendre digne des défis sociaux et environnementaux de notre temps. Des initiatives locales dans lesquelles nous voyons les ferments du monde de demain.
Ce communiqué est également disponible dans la section des nouvelles sur le site Web de CERAS: